Conte-5006

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Conte de Hervé Poirine, France

 

Une chaise qu’on tire et qui grince sur le sol, des couverts qui cliquètent entre eux, un bruit d’eau qui coule, un bol qui se pose sur la table, des pas qui glissent sur le sol …

C’est le matin et je suis dans mon lit, j’ai huit ans, et je perçois les bruits de la maison.

Papa et maman sont levés, maman prépare le petit déjeuner et la gamelle de midi pour papa qui va partir à l’usine.

Dans une demi-heure, c’est moi qui me lève pour aller à l ‘école mais je suis déjà réveillée.

Papa va passer dans ma chambre pour voir si je dors encore et me baiser le front et me donner une caresse sur mes cheveux blonds étrangers, sur mes cheveux blonds qui me viennent de ce pays, là-bas, que je ne connais pas mais qui a été la patrie de mes parents, jusqu’au moment où ils ont décidé, pour vivre, d’aller voir dans le monde s’il y avait plus de travail et plus de bonheur possible.

Lointaine Pologne, moi qui suis maintenant une ch’ti…

Pas si lointaine que ça, après tout : tous les jours, on me le rappelle que je suis une étrangère, même si ma couleur de peau ne diffère pas tellement de tous ces nordiques pur jus, mais parce que mon nom n’a pas la rondeur d’un bon nom français de souche, comme Durand ou Dupont, et qu’il comporte tellement de w et de x et de z que tout le monde l ‘écorche soigneusement…

Papa vient de rentrer dans ma chambre et je ferme les yeux pour qu’il croie que je suis endormie et j’attends avec impatience son baiser sur mon front et sa caresse dans mes cheveux… Voilà, il s’approche, et il se baisse tout contre mon oreille, je peux sentir son souffle aux odeurs de café, et il m’embrasse, un baiser comme une plume, tout doux et tout léger, et il passe sa main délicatement dans mes cheveux, et je suis étonnée à chaque fois de voir que cette main qui me semble énorme, cette main de travailleur, peut aussi se faire douce et tendre. Et puis il se relève et il retire la porte derrière lui, et puis il s’en va…

J’ai envie de crier “encore !“, mais il ne m’entendra pas, alors j’ouvre de nouveau mes yeux et je regarde les ombres de ma chambre se dessiner avec le lever du jour…

J’entends ma mère laver des objets dans la cuisine…

J’entends…

Je suis la seule à entendre dans ma famille.

Mes parents m’ont donné la vie avec mes cinq sens et eux ont été privés de l’un des leurs. Alors je suis devenue leurs oreilles et leur voix.

Papa est trop fier pour montrer son handicap alors il trouve des stratagèmes pour ne pas parler et donner le change…

Maman tremble un peu : son oreille interne a été touchée et elle a perdu une partie de son sens de l’équilibre.

Je suis leurs oreilles et leurs voix, mais je suis aussi leurs révoltes sourdes : moi j’entends et les gens ont tendance à l’oublier quand ils nous voient tous les trois dans un lieu public nous faire des signes et des gestes pour nous comprendre.

Alors, parfois, les gens se rapprochent pour voir ces animaux curieux que nous sommes et des paroles fusent, comme du venin, moqueuses ou pleine d’une pitié que je ne supporte pas, les mots sont des armes que certains ne savent pas utiliser, il n’y a pas de sécurité et les balles de cruauté pleuvent sans même que qui que ce soi ait eu envie de tirer…

Alors parfois, je deviens une boule de colère et je leur crache ma haine au visage de ne pas nous voir comme de simples êtres humains ayant toutes leurs capacités mentales mais simplement légèrement différents : j’en vois un, là, qui a un gros nez, il est pas différent de son voisin qui a un tout petit nez ? Et celle-là avec ses varices qui nous regarde comme si on était une troupe de cirque ambulant, elle n’a pas de problèmes dans sa vie, ça ne la démange pas ses jambes emmaillotées dans des bas qui ressemblent à des bandages ? Et le petit con qui se marre tout seul en croyant voir un spectacle de mime ? Avec ses dents pourries, il croit qu’il est parfait ?

Et cette autre, là, qui ose dire que maman est une alcoolique parce qu’elle ne peut pas toujours bien coordonner ses mouvements ? Je lui crache ma hargne en pleine face du haut de mes huit ans et je lui explique de manière doctorale ce qu’est un handicap : en voilà une qui devrait être handicapée de la langue, ça lui éviterait de colporter des ragots…

Le monde me fait mal, je n’aime pas avoir mal ; le monde m’a fait mal, je ne veux plus avoir mal...

J’ai huit ans et je suis responsable de mes parents comme ils sont responsables de moi : on se partage les responsabilités, c’est tout : moi j’ai la voix et l’oreille, ils ont la maturité que je suis en train d’acquérir…

Et puis il y a ces moments où papa m’emmène avec lui, et on va se promener. Il me tient par la main et il me sourit parfois. On fait de longues balades ensemble sans rien se dire d’autre que ce que nos yeux peuvent comprendre, et je me laisse aller à sentir l’odeur du tabac brun qui s’exhale du mégot de papa, et je laisse mon corps jouer avec le vent, et je me bouche les oreilles pour être comme papa : je n’entends plus rien, mais je sais que c’est faux, que c’est comme quand on joue à colin-maillard et qu’on fait semblant de ne rien voir ; ça fait des lumières dans les yeux de toutes les couleurs mais on peut ouvrir les yeux quand on veut et l’impression s’estompe :  là, c’est pareil, j’ai plein de bruits dans les oreilles mais je sais que je peux entendre quand je veux et que je ne partagerai jamais ce qu’il y a à l’intérieur de papa et maman, et que ça me fait si mal, que parfois, j’aurais envie d’être comme eux pour ne plus subir le monde et sa cruauté.

Mais voilà, avec papa, nous sommes déjà au PMU et il va jouer ses chevaux : parfois il gagne et il partage ses gains avec moi et moi ça me fait une jolie tirelire, plus le temps passe.

Au PMU, je prends une grenadine et papa son apéro et là, le monde autour de nous peut raconter ce qu’il veut, nous regarder comme il veut, il n’y a plus que lui et plus que moi, et je le vois dans son sourire, et je le vois dans son regard qu’il est fier d’avoir sa fille avec lui qui n’a pas honte, qui l’aime pour ce qu’il est.

 

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Mise à jour ; 12 mars  2005   Copyright © 2004, Les éditions Mélonic