Conte-5013

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Conte de Hervé Poirine, France

 

La scène s’éclaire.

Le public chauffé à blanc applaudi à tout rompre pendant que le groupe s’installe et salut.

Ils sont connus, ils sont adulés et ils sont seuls.

Le premier morceau démarre dans un hurlement de guitares, dans un orage de batterie et de basse, et la voix vient mêler sa mélodie rocailleuse aux instruments. Les lumières se balancent sur le tempo, éclairant tour à tour les musiciens.

Vous avez l’air heureux et vous donnez tout ce que vous avez, toutes vos tripes.

Vous êtes bien en cet instant.

Pourtant dans les loges, vous vous êtes disputés, vous vous êtes détestés, mais le public n’en saura rien, le public ne doit pas savoir, ça ne le regarde pas.

Quinze ans que vous tournez ensemble avec vos personnalités différentes, avec vos joies et vos peines, à partager des hôtels, des repas vite pris, des nuits trop courtes, des amours de passage.

Vous êtes pire que des couples : vous vivez et vous travaillez ensemble vous ne vous supportez plus. Même la musique que vous affectionniez tant vous pèse : les évolutions de chacun sont différentes, les envies de progresser ne sont pas les mêmes et vous n’arrivez plus à composer comme avant.

Et puis la maison de disque qui met la pression : un album tous les ans, les cocos, sinon, le contrat est rompu, et s’il y a rupture de contrat, vous retournez à l’indifférence totale, à la case départ quand vous tourniez dans les cafés.

Et chacun repense à cette époque : les cafés.

Le son était mauvais, le public disparate et pas toujours à l’écoute, l’hébergement aléatoire, la bouffe variable, mais vous aviez la pêche, l’envie d’y arriver et de prouver que votre musique n’était pas celle de tout le monde, qu’elle avait une âme, et petit à petit, vous êtes passés des bars aux petites salles, des petites salles aux grandes scènes, avec un tourneur qui s’occupait de votre carrière, un distributeur pour vos CD, un responsable artistique, un producteur, tout ce dont vous aviez rêvé se réalisait enfin.

Pendant quelques mois ce fut l’euphorie, l’argent n’était plus un problème et vous avez cru que vous pouviez vous réaliser pleinement, vous donner entièrement à cette passion commune.

Mais le fait d’avoir ce confort vous a vite rendu improductif, comme dirait votre producteur, il vous a rendu léthargique : vous vouliez en profiter, vous qui n’aviez rien, vous pouviez à présent tout avoir : la guitare devant laquelle vous baviez il n’y a pas si longtemps était à vous, la batterie importée, la basse de vos rêves, tout était possible, et c’est cette réalisation qui vous a tué.

Chacun venait en répétition comme s’il allait pointer à l’usine, comme un boulot ordinaire, ce sur quoi vous crachiez avant votre reconnaissance devenait votre quotidien, et le rêve s’émoussait lentement, et vos relations devenaient épisodiques ne vous retrouvant que pour jouer ensemble lors de concerts, sans plus avoir ce partage de la construction.

Le public ne le sait pas, mais vous allez mettre fin à tout cela, vous allez vous séparer, comme un vieux couple sans amour, et chacun d’envisager une carrière solo.

Mais ce que vous ne savez pas, c’est qu’un jour, vous allez vous croiser de nouveau dans un café, et taper le bœuf, comme avant, et prendre un pied d’enfer, sans qu’il soit question d’argent, de gloire, de réussite, vous allez jouer comme jamais vous n’avez joué, vous allez donner tout ce qui est en vous avec cette joie juvénile, avec ce sourire qui se voit dans vos mains serrant les instruments, avec cette naïveté du débutant que vous n’êtes plus.

Alors c’est le dernier concert avant un nouveau virage, et c’est dans ce dernier concert, malgré vos différences, que vous donnez tout, tout ce qui a fait que c’était vous, et vous laissez de côté toutes les obligations du spectacle, et vous jouez pendant des heures sans vous arrêter comme si vous faisiez l’amour pour la dernière fois de votre vie, car il s’agit bien d’amour, alors vos guitares éjaculent ce sperme de larsens, votre batterie cogne contre les reins du tempo, votre basse groove en amante insatiable et la voix devient un râle de jouissance.

Le public ne s’y trompe pas et se laisse porter par cette vie que vous lui insufflez, votre dernier baroud d’honneur.

Et puis c’est la fin. Vous vous sentez vidés mais heureux et pour la première fois depuis longtemps, vous vous regardez comme des enfants avec une joie perceptible ;

Votre groupe est mort, mais il a su mourir en beauté.

Les lumières s’éteignent sur la scène et se rallument dans la salle, soleils blafards qui ramènent à la réalité, soleils trop forts après cette pluie d’étoiles que vous avez vécue.

C’est la fin. Quelqu’un vient vous parler, la magie est rompue, c’est fini.

 

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Mise à jour ; 12 mars  2005   Copyright © 2004, Les éditions Mélonic