Conte-5016

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Conte de Hervé Poirine, France

 

Sa phrase sera mon morceau de bois.

Que importe les mots, le sens, ce sera sa sculpture, son œuvre.

Ce sera ce moment que j’ai partagé avec lui, une lumière dans la nuit, un matin qui s’éveille et qui ne sait pas qu’il va devenir journée, une main qui se tend sans savoir si on va la prendre, et que j’aurai eu la joie qu’on me la donne, cadeau inespéré, souffle de vent qui s’est déjà enfuit, mais qui murmure toujours au fond de moi.

Je la prendrai, cette phrase, et je la regarderai, dans tous les sens, je l’appréhenderai, je la caresserai, je la toucherai, je la torturerai jusqu’à ce qu’elle se résigne à m’appartenir, je lui ferai rendre son jus, comme une grappe de raisin, et j’attendrai qu’elle fermente, et je la laisserai vieillir, devenir sage, je la goûterai de temps en temps, savoir si elle est à point, si elle est consommable, et les années passeront, et je la retrouverai, vieille amie, vieille connaissance qui aura mûrie comme j’aurai vieilli, alors je l’ouvrirai, je m’enivrerai de son sens, de ses sens et je perdrai les miens dans son alcool et dans sa sagesse.

Alors seulement, je commencerai à prendre mes ciseaux et à la découper, doucement, lentement, afin de lui donner une forme qui ne sera plus celle de son origine, pour la magnifier, pour la rendre encore plus belle et plus intense, je la lisserai et je la laisserai se reposer, et je l’oublierai pendant un temps.

Puis elle reviendra, comme une vérité, comme une passion que l’on retrouve après des années, dont on n’a gardé qu’un souvenir idéalisé, et je la regarderai telle qu’elle est dans sa splendeur et dans sa simplicité, dans sa pudeur et dans sa rage, et je reprendrai mes outils, et je changerai un détail, et je la retournerai dans tous les sens, l’admirant et la maudissant de ne pas être entièrement à moi, œuvre imparfaite de ma volonté, de ma vie, et je la détesterai, parce que je n’arriverai pas à la comprendre et que je croyais qu’elle pouvait m’appartenir simplement, sans que j’eus à faire d’efforts, alors qu’elle restera rebelle, insoumise, et je la jetterai, rageusement, dans une poubelle, pour l’oublier à jamais.

Mais jamais je ne viderai la poubelle, et elle m’apparaîtra, un jour, sans que je m’y attende, et je serai vieux, et je la comprendrai, et toutes les corrections que j’avais pu y apporter me sembleront inutiles, superflues, et je lui redonnerai sa forme d’origine, et je la regarderai telle qu’elle a toujours été, sans artifices, elle-même pour l’éternité, et seulement, alors je pourrai l’aimer, je pourrai m’aimer.

 

A Jacky Durrante

 

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Mise à jour ; 12 mars  2005   Copyright © 2004, Les éditions Mélonic