Conte-5027

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Conte de Hervé Poirine, France

 

« Je suis entière ! »

C’est ce que n’a pas arrêté de me répéter Monique, ma femme, pendant vingt ans.

« Je suis entière ! Et il faut me prendre comme je suis ! »

Au début, j’ai trouvé ça plutôt sympa, une femme qui est elle-même tout le temps, qui dit ce qu’elle pense quand elle le pense, qui fait ce qu’elle veut quand elle le veut.

Mais ça devient vite lassant.

Etre entière signifiait, pour elle, ne pas avoir de contrainte quelle qu’elle soit, de ne pas avoir à se chercher d’excuses, puisque de toute façon, elle était entière.

Ce mot a résumé sa vie.

Dès qu’on avait un petite dispute sur un sujet quelconque, où il s’agissait plus de régler des problèmes inhérents à la vie quotidienne, ça se soldait toujours par ce « je suis entière et il faut me prendre comme je suis.»

Dès qu’on était au lit et que je sentais une petite envie de câlins, et qu’elle, n’en avait pas envie, elle me répondait de même, qu’elle était entière, que c’était comme ça, mais si jamais j’avais l’outrecuidance de ne pas répondre à ses avances, je n’avais pas le droit d’être entier et je me faisais insulter.

Dès qu’on était chez des amis et qu’elle avait décidé qu’ils devenaient, pour une raison ou une autre, des imbéciles, elle le disait en ajoutant cette phrase, « je suis entière », ce qui ne l’empêchait pas le lendemain de leur téléphoner pour les remercier de leur accueil, sans qui que ce soit ne compris ses revirements.

Des boulots, elle en a connu pas mal, aussi.

Mais à chaque fois, pour une broutille, elle démissionnait ou se faisait virer, c’était son côté entier qui ne supportait pas les contraintes du travail

Avec les enfants, ce fut dur aussi : être entière revenait pour elle à leur donner une éducation quand cela lui chantait.

Un jour, elle allait être attentive à leurs devoirs, à leurs amis, à ce qui fait que leurs vies étaient remplies, et le lendemain, elle s’en moquait comme de son premier soutien gorge.

Les enfants en ont soufferts, et je tentais sans cesse de recoller les morceaux.

Enfin, eux, ils ont pu partir.

Moi aussi, me direz-vous.

Mais ce n’est pas si simple : quand on vit sous le joug d’une femme « entière », on a tôt fait de s’oublier soi-même, ce que j’ai fait pendant toutes ces années, je me suis oublié, j’ai vécu dans l’ombre de Monique et de ses exubérances qui me donnaient à chaque fois le frisson.

Et puis, il a bien fallu que je me réveille.

C’était il y a six mois de cela.

Monique m’avait encore asséné, sous je ne sais quel prétexte, qu’elle était entière, une fois de plus, une fois de trop.

J’étais en train de découper un poulet quand le couteau que je tenais en main s’est dirigé droit vers sa gorge et s’est planté sans qu’elle eut le temps de pousser un cri.

Elle était morte.

On n’a pas retrouvé trace de son cadavre et j’ai signalé sa disparition à la police.

Si jamais ils la retrouvent, jamais plus elle ne pourra leur dire qu’elle est « entière ».

C’est par tous petits morceaux que je l’ai balancée dans la Seine.

 

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Mise à jour ; 12 mars  2005   Copyright © 2004, Les éditions Mélonic