Conte-5036

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Conte de Hervé Poirine, France

 

J’ai reçu une lettre.

Mais elle ne m’était pas destinée, elle concernait l’ancien locataire dont j’avais repris l’appartement et que je n’avais jamais rencontré.

J’avais appris qu’il était décédé dans ce lieu, et c’est tout.

Je ne savais rien de lui, et peu m’importait de connaître son histoire, la seule chose qui me préoccupait à l’époque était de trouver un toit à ma convenance, un endroit où abriter ma vie des rafales du monde, et cet endroit tombait à pic, surtout étant donné le loyer raisonnable qui était demandé.

Surtout que je venais de me séparer de ma femme et que la pension alimentaire ne me permettait pas de vivre comme un nabab.

Peu de gens aiment vivre là où quelqu’un d’autre est mort récemment, et l’agence immobilière fut heureuse de se débarrasser des clés dont je m’emparai avidement.

Puis vint cette lettre.

Je ne savais qu’en faire et sachant que l’homme qui habitait là quelques mois plus tôt était passé de vie à trépas, ma première réaction fut de la jeter à la poubelle.

Après tout, je n’avais pas à me mêler des affaires qui ne me concernaient pas, et ma vie était déjà bien assez compliquée comme cela sans y ajouter les histoires des autres.

Puis je me ravisai, et déposai la lettre sur mon bureau et la regardai longuement.

Après tout, celui ou celle qui avait écrit ne savait peut-être pas que l’ancien locataire était mort et lui envoyait ses amitiés, qu’il aurait aimé avoir de ses nouvelles.

Le tampon de la poste indiquait que l’expéditeur avait envoyé cette missive de l’autre bout du pays, et je supposai qu’il n’avait peut-être pas eu toutes les informations récentes.

Je retournai la lettre entre mes doigts, n’y trouvant aucune adresse d’expéditeur au dos.

Je la soupesai, elle semblait légère, une simple lettre sans rien de particulier.

Puis j’en vins à l’oublier, vacant à mes occupations, et elle se retrouva sous un tas de papiers divers, de factures en petits mots notés à la va-vite, de courrier en retard et de publicités diverses.

Je la retrouvai un mois plus tard, lorsque je décidai enfin de faire du tri dans mes affaires et d’avoir un bureau un peu plus net, plus vivable.

Je la retrouvai avec un certain remord, me disant que l’expéditeur devait peut-être s’inquiéter de ne pas avoir de nouvelles, et je m’apprêtais ce jour là à aller voir mon bailleur pour la lui remettre afin de faire le nécessaire avec cette missive, lorsque j’ouvris ma boîte aux lettres.

Une seconde lettre y était déposée, toujours pour l’ancien locataire des lieux, provenant toujours du même endroit.

N’y tenant plus, je remontai dans mon appartement et j’ouvris la première lettre.

Celle-ci disait :

« Bonjour à toi, mon amour, ma vie

Je t’aime plus que jamais, et, même si je suis loin de toi, je ressens encore tes caresses sur ma peau, je ressens encore nos doigts liés l’un à l’autre, et je ressens encore nos étreintes passionnées.

Bonjour mon amour et pardonne moi de ne pas pouvoir être près de toi.

Comme tu le sais, je n’ai pu me déplacer ces derniers temps, car sinon notre secret aurait été éventé, et je comprends parfaitement ton silence à mes appels.

Je t’en conjure, ne m’écris pas, ce serait notre perte.

Je te donnerai de mes nouvelles de temps à autre.

Ta bien aimée

AAA »

Il n’y avait pas d’autre signature que celle-ci, ces trois A accolés sans que je puisse leur donner un sens.

L’ex locataire des lieux avait donc une amie lointaine avec laquelle il partageait quelques moments intimes, et un grand amour.

Je déchirai la seconde enveloppe.

« Ici, les choses vont mal, il est encore plus odieux de jours en jours.

Comme j’aimerais que tu sois auprès de moi pour, sinon pour changer ma vie, au moins me la faire oublier, dans tes bras, avec tes mots, avec tes gestes que j’envie.

Il est devenu féroce, mêlant les humiliations physiques aux humiliations morales, comme pour me faire regretter notre amour, qui lui, se joue des difficultés.

Ah ! Si tu pouvais me répondre, ce serait parfait, mais je sais bien que c’est impossible !

Il ouvre tout mon courrier, consulte la facture du téléphone pour voir si je n’ai pas reçu un appel de toi, m’a interdit d’utiliser tout les moyens de communications à ma disposition.

Oui, je sais que tu te dis que les cabines téléphoniques existent, mais tu ne le connais pas : il a engagé une sorte de détective qui me suit pas à pas dans mes moindres gestes, dans mes moindres mouvements, et pour t’envoyer ce courrier, j’ai du ruser et le faire parvenir d’abord à une amie qui travaille à la sécurité sociale et qui est de connivence avec moi.

Elle l’a reçu comme simple formulaire administratif et te l’a aussitôt renvoyé.

J’ai besoin de savoir ce que tu deviens, alors j’ai peut-être trouvé une solution : je peux lire le journal. Si tu y faisais parvenir une petite annonce sous l’intitulé BBB pour me dire que tout va bien, j’en serais satisfaite, au plus profond de moi.

Ta bien aimée.

AAA »

Ainsi donc, cette femme était elle la proie d’un mari ou d’un amant jaloux au point de lui enlever toute liberté.

Je ne savais que faire, je ne connaissais rien de cette personne qui avait habité ici avant moi.

Je décidai de me mettre en quête de renseignements sur lui avant d’entamer n’importe quelle action. J’avais déjà son nom sur mon bail comme ancien locataire des lieux, il ne me restait plus qu’à chercher plus avant.

J’allai à la bibliothèque municipale et trouvai effectivement matière à ma curiosité, en la présence de nombreux articles correspondant au décès de ce pauvre garçon auquel je commençais à m’attacher.

Nous avions partagé le même appartement, et l’amour que je sentais dans les lettres de cette AAA me laissait à penser à une histoire romanesque, genre Roméo et Juliette, ce en quoi je ne me trompai pas.

Le jeune homme était mort dans l’appartement en se suicidant, et personne, ni sa famille, ni ses amis ne comprenaient son geste, mais moi, je commençais à entrevoir la vérité : il s’était tué par amour.

J’en vins à penser qu’une personne avait beaucoup souffert dans cette histoire, et qu’il n’était pas indispensable que tous en souffrent, qu’il était possible de préserver un amour.

Je décidai de répondre à la jeune femme par l’intermédiaire de l’annonce, mais avant cela, en me faisant passer pour un ami du suicidé qui ne l’avait pas depuis longtemps, je me renseignai sur celui que nous appellerons BBB et j’appris un peu quelle avait été son existence afin de ne pas écrire n’importe quoi dans ma missive.

Je sus ainsi qu’il s’agissait d’un garçon secret, n’ayant que peu parlé de ses pensées profondes, et j’en vins à me demander comment j’allais pouvoir bien opérer.

Et puis je me dis simplement que des gens qui s’aiment s’écrivent des mots d’amour en parlant de manière succincte de leurs existences, sans penser à autre chose qu’à se dire des mots de tendresse.

Il me suffisait de rester évasif sur le reste.

C’est ainsi que je rédigeai l’annonce :

« Ici, tout va à peu près bien, tu me manques terriblement et nos étreintes sont encore si chaudes que je ne peux les oublier. BBB »

Pour un premier contact, je préférais ne pas écrire un roman.

Je reçu une lettre dans les deux jours, enjouée comme jamais, je la sentais revivre, et cela me fit plaisir : j’avais réussi à ne pas briser une histoire d’amour.

Je renvoyai donc une autre annonce, plus romantique, plus longue, et un courrier suivi, et ainsi de suite.

Depuis vingt ans maintenant.

Je suis devenu deux, BBB et moi ne formons plus qu’une seule et même personne et j’en viens parfois à me demander si un jour j’ai été moi-même.

Je n’ai jamais pu rencontrer AAA, et depuis le temps, je me demande si nous avons vraiment eu envie de nous voir et si nos lettres et petites annonces ne nous suffisaient pas, comme un jeu, une vieille complicité qui n’a pas besoin de rendez-vous pour savoir que l’on existe.

Et puis j’ai tellement vécu dans la peau de BBB que je suis devenu un fidèle de sa famille, d’abord pour apprendre comment il fonctionnait, puis par véritable amitié, m’étant tout d’abord lié avec son frère, puis sa sœur qui devint dans les années qui suivirent mon épouse.

J’ai tout su de lui, mais ça n’a pas une grande importance, maintenant, je suis vieux et je suis lui au moins pour quelqu’un de part le monde, et quelque part, je me demande si en mourant et me léguant de manière involontaire son appartement, il ne l’a pas fait un peu exprès.

 

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Mise à jour ; 12 mars  2005   Copyright © 2004, Les éditions Mélonic