Conte-5037

Catégories Auteurs Récompenses Actualité Statistiques

 

Conte de Hervé Poirine, France

 

Ma cave est un miracle de l’histoire, des histoires.

J’y entrepose des vins et des liqueurs de toute provenance, de tous lieux, de toute époque, chaque bouteille ayant son anecdote, chaque flacon respirant un parfum d’antan.

Il y a là des millésimés sans âge que l’on m’a offert ou que je me suis acheté, des vins grandioses que je n’ouvrirai peut-être jamais, des petits vins sympathiques et inconnus trouvés au hasard de mes voyages et de mes rencontres, car chaque liquide entreposé vient souvent d’une rencontre, d’un moment partagé, et j’aime faire goûter ces petits moments les laisser filer dans le gosier et me rappeler.

Ce bordeaux,  là, que j’ouvre actuellement, il vient de ce vigneron mort aujourd’hui avec lequel nous avions liés connaissance un beau jour de vacances et qui est resté mon ami jusqu’à ce que la terre où il avait fait pousser ses vignes le reprenne.

C’était un personnage haut en couleur et il ne s’agit pas là que d’une image, il suffisait de regarder sa face pour s’en convaincre !

Le front dégarni où couraient des veines bleues, les yeux marrons foncés, la bouche lippue et pâle, les joues rouges comme des tomates, le nez violacé par l’abus du produit de ses cépages, les mains parcheminées, les bras dorés du soleil du bordelais, le dos blanc de n’avoir jamais connu la lumière, c’était un homme de couleur comme on n’en trouve pas tant que cela.

Et sa voix tonitruante qui engueulait les ouvriers de ses vignes quand ils ne faisaient pas exactement ce qu’il voulait !

Un personnage.

Cette bouteille de mirabelle ?

Une femme qui me l’a offert dans les années soixante, à l’époque où la pilule et le SIDA n’avait pas encore pris leurs places, à l’époque où on se faisait la cour sans trop oser se toucher, de peur d’avoir un enfant, à l’époque où l’amour était une romance pleine de tendresse et de joie…

Nous nous sommes aimés…

Oh ! Pas très longtemps, mais intensément, ce qui est peut être mieux.

Je n’ai pas de photos d’elle, juste cette bouteille que je garde précieusement et dont je suis le seul à connaître l’histoire.

Et des histoires, il y en a des tas comme cela dans ma cave, des tristes ou des gaies, des que je consomme un peu de temps en temps pour me rappeler leur arôme, des que je n’ouvrirai jamais de peur de voir mes souvenirs s’envoler avec la dernière goutte du dernier verre, des que j’ai envie d’oublier et que je bois jusqu’à m’en rendre saoul et à me rouler par terre, des petits instants partagés que je goûte de temps en temps pour, au contraire, ne pas les oublier, des tas…

Et puis, il y a au fond de la cave, caché à l’abri de la lumière et des curieux, cette petite bouteille, mon trésor, ma préférée parmi toutes celles que je possède.

D’apparence, elle n’a rien d’extraordinaire, elle serait même extrêmement banale aux yeux de n’importe qui, mais elle est la plus belle et la plus symbolique.

Son contenu ?

Il n’y a rien à l’intérieur, pas de vin, pas de liqueur, rien.

Il n’y a qu’elle.

Et cette bouteille vide, si insignifiante, sans souvenir, sans rien qui puisse la différencier de milliers d’autres bouteilles, je vais la voir chaque jour et je pleure en la regardant, au milieu de tous ces autres grands crus pleins de la vie des autres, pleins de ces histoires qui ne m’appartiennent pas.

Et je pleure en la regardant, parce que cette bouteille, c’est moi.

 

Accueil Editions Partenaires Nous rejoindre

 

Mise à jour ; 12 mars  2005   Copyright © 2004, Les éditions Mélonic