Récit-6003

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Récit de Bruno G., Italie

 

Les trois frontières

 

A Ciudad de l’Este, l’Avenida San Blas est le plus grand magasin ouvert sous le Tropique du Capricorne. On y trouve de tout: de l’ordinateur de dernière génération à la machine à laver intelligente, en passant par la stéréo quadriphonique. Quant aux ruelles adjacentes, mieux vaut ne pas s’y hasarder si on ne veut pas tomber sur quelque voleur armé d’un couteau.

Cette ville paraguayenne est le royaume des contrebandiers et des contrefacteurs. La place est indubitablement prédisposée pour ces commerces, car à une poignée de kilomètres, il y a la frontière argentine. Et le Brésil se trouve exactement après: il suffit de traverser le pont sur le Rio Paraná et on se retrouve dans le centre le plus rassurant de Foz do Iguazù.

Cette zone du continent sud-américain est appelée "Las Tres Fronteras". C’est ici que je liai amitié avec Paulo, un pêcheur du dimanche.

- Paulo regarde, je n’aurais jamais cru trouver ici du Chivas et en plus à moitié du prix de vente en Italie.

- On t’a roulé, mon beau milanais! Je vois que, comme moi, tu n’as jamais eu d’arrière-grand-père napolitain! Tu ne savais pas qu’on produit ici plus de whisky écossais qu’en Grande-Bretagne? Bon, mets-le de côté, il nous servira quand on sera sans fric.

 

**

 

L’endroit est idéal pour la pêche sportive. Je ne suis pas un pêcheur et j’ai aussi peur de l’eau, mais mon ami carioca ne serait jamais revenu à Rio de Janeiro avant d’avoir capturé au moins un spécimen du mythique poisson dorado. C’est pourquoi, pendant toute une semaine, nous sortîmes pêcher en bateau en naviguant de long en large sur le Paraná.

La première matinée nous côtoyâmes le côté brésilien et nous tentâmes de faire mordre les poissons avec différents appâts naturels et artificiels, mais sans résultat. Pour nous consoler, à midi, nous décidâmes de manger le savoureux poulet rôti que nous avions emporté avec nous.

Imaginez notre déception quand, en ouvrant le panier, nous découvrîmes que la carafe de café s’était brisée en inondant le poulet! Notre faim était si forte que nous décidâmes quand même de le manger.

Je demandai à Paulo, qui restait à la proue, de m’en tirer une cuisse en échange d’un morceau de poitrine.

C’est alors que se produisit un fait complètement inattendu. Un dorado immense, d’au moins un mètre de long, sortit comme une fusée hors de l’eau en attrapant la cuisse au faîte de sa parabole et retomba avec grand bruit de l’autre côté du petit bateau.

Le plongeon provoqua un remous très violent, et c’est par miracle que nous ne fûmes pas, nous aussi, aspirés dans les flots, comme malheureusement il advint au reste du poulet.

Dès que le bateau fut stabilisé, Paulo tâcha de récupérer notre repas en risquant une main, mais un second géant aux écailles dorées et longues d'au moins un mètre et demi, ne fit qu’une bouchée du poulet.

Je passai de la surprise à la trouille. Paulo, lui, s’enthousiasma.

- Euréka!

- Quoi? Ça m’a flanqué un coup! A rien près, ils nous mangeaient tout crus!

- On voit bien que, comme moi, tu n’as jamais eu un grand-oncle norvégien chasseur de baleines! Ces maudits poissons nous avaient sans doute à l’œil, mais ils se sont trahis et je vais leur régler leur compte, car je sais comment les capturer.

 

**

 

Maintenant nous passons la frontière et nous entrons en Argentine.

À cause du fuseau horaire, nous accostâmes juste à midi et nous avions toutes les chances de trouver encore du café et un poulet chaud. Quant à moi, j’étais trop déçu car le poulet n’etait pas pour manger, mais pour recommencer à pêcher. (ça était comme si j’avais sauté deux repas)

Nous rentrâmes dans l’eau. Mais, bien que mon ami crût avoir découvert un appât exceptionnel, nous ne réussîmes à harponner rien de rien. Et c’est seulement vers quatre heures qu’il me fut permis de mordre un poulet désormais froid et trempé.

Influencé par la méthode de raisonnement de Paulo, à lui enseignée en partie par son grand-père allemand en partie par sa mère, je convins avec lui que l’attaque à la cuisse était simplement accidentelle et qu’il valait mieux oublier l’épisode. Nous décidâmes de revenir le jour suivant pour continuer à pêcher avec les appâts traditionnels, en espérant un grand coup de chance.

Le lendemain, de nouveau, nous ne capturâmes pas la moindre sardine et à midi nous décidâmes désolés de nous partager l’habituel poulet rôti.

Cette fois, en longeant le côté argentin, nous avions acheté une carafe de thé qui, comme d’habitude, se brisa en contaminant de nouveau le poulet.

Plus qu’une malédiction, cela semblait une mauvaise plaisanterie, mais la faim ne permet à personne d’être difficile et nous nous apprêtâmes quand même à manger.

J’allais mordre une cuisse quand un dorado de deux mètres sortit du néant et me l’arracha littéralement de la bouche,.

En tombant dans l’eau, il battit sa queue énorme si durement que le flot secoua le bateau et, de nouveau, le reste du poulet tomba dans le fleuve.

- Mon cher Paulo, au contraire de moi, n’est-ce pas que tu n’as jamais eu une grand-mère mandinga. Pour capturer au moins un de ces malins, nous aurions bien besoin d’une macumba!

Mon ami se limita à me lancer un regard de travers. Il en avait vraiment assez, lui aussi.

Nous convînmes de revenir au rivage immédiatement pour déjeuner le plus loin possible du fleuve et nous évitâmes de parler de poisson pendant que nous nous empiffrions de fejoada.

L'après-midi, nous le passâmes à visiter les célèbres cascades. Le contraste entre le spectacle et le visage de croque-mort de Paulo me poussa à recommencer à réfléchir sur ce qui s’était passé.

Malheureusement, mes aïeux piémontais, gens de terre par définition, ne me vinrent pas au secours. Paulo avait bien quelque oncle prêtre, mais à lui non plus, il ne lui vint pas en aide. Tel semblait être le bon tour que nous avaient joué les dorados.

Des prêtres jusqu’au pape, le pas est vite franchi, et je me rappelai le traité de Tordesillas qui, en 500, avait divisé le monde en deux à cause du méridien qui passe exactement au point où nous nous trouvions à pêcher. Le pontife de cette époque avait établi que toutes les terres à l’est appartiendraient aux Portugais, tandis que celles à l’ouest seraient réservées aux Espagnols. D’ici à penser que les poissons respectaient encore cette division… Non, je ne suis pas fou, mais l’association d’idées qui se déclencha en moi me conduisit tout droit à la solution de l’arcane: ce n’était pas particulièrement la viande de poulet qui attirait les grands poissons jaunes, mais ...

 

**

 

Après manger, nous revînmes au bord au fleuve et, après avoir évalué au clair de lune les distances entre les rives et les endroits où nous avions été attaqués par les dorados, j’exposai ma théorie à Paulo.

- Le premier dorado a attrapé le poulet au café parce que nous étions dans le Rio Paraná dans la zone brésilienne.

- Caralho! C’est vrai... et le second dorado a attrapé le poulet au thé parce que nous étions dans le secteur argentin.

- C’est vrai! poulet au thé et poulet au café ... côté argentin et côté brésilien ... mais alors …

- Alors l’Argentine est une grande productrice de thé et le Brésil est célèbre pour le café.

- Tordesillas! Ces poissons sont des nationalistes fanatiques.

- Mon ami, les jeux sont faits! Demain, on pêchera sans problèmes.

 

**

 

Aujourd'hui, nous sommes imbattables dans la région, parce que chaque fois que nous allons pêcher, nous portons trois bidons pour arroser le poulet: un avec du café pour le côté brésilien du fleuve, un avec du thé pour le côté argentin, et un ... avec du whisky frelaté pour le côté du Paraguay!

 

FIN

 

 

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Mise à jour ; 12 mars  2005   Copyright © 2004, Les éditions Mélonic