Essai-5002-1

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Essai de Rudi Dissler, France

 

MIROIRS

Le fuyard, Sarah, Maman, Épilogue

 

Le fuyard

“Facilis descensus averno”

(Virgile, Enéide, VI, 126. )

  

            Il fuit. Il court, essoufflé, haletant, trébuchant à chaque pas, se retournant sans cesse.

            Il a peur. D’une peur qui infeste les tripes, serre le ventre, insidieuse, coupe les jambes. Il tombe encore. Il se relève d’un sursaut. Ses dents claquent par saccades. Il ricane d’un rire fou, d’un rire de hyène. Traqué !

            Derrière lui, des grognements sourds. On le poursuit.

            Devant lui, une longue piste de montagne qui s’échappe à l’infini dans les ombres du crépuscule.

            Il reprend sa course, les poumons brûlants. Ses chaussures trop lourdes claquent sur le sol durci par le froid.

            C’est l’automne. Le soleil mourant dans une gloire de feu transperce les feuillages d’éclairs jaunes orange. Le ciel est vide, d’une beauté pure et fraîche, implacable. Les falaises hiératiques, or et pourpre, surplombent la forêt. Les noires flèches des pins brisent l’horizon clair.

            Tout à coup la piste s’arrête, se transforme étrangement en un petit chemin encaissé, jonché de feuilles mortes.            

            Le fuyard se perd dans les ombres de la sente. Les feuilles mortes s’enfoncent sous ses pas avec un crissement atroce. De la forêt entière monte une plainte sans nom, la plainte de la nuit.

            Il entend maintenant la course de l’Autre.

            Un torrent traverse la piste. Dans son lit de rocaille, on dirait un long serpent noir.

            Des jappements, quelques virages plus hauts. L’Autre a des chiens. De gros chiens de montagne, des bâtards lourds et puissants que l’on recueille chiots et que l’on dresse à coups de trique.

Le fuyard saute dans le torrent, en remonte le cours à quatre pattes, glissant sur les pierres vaseuses.

            L’eau est glacée.

            Elle serre les chevilles, les poignets, à en hurler. C’est comme un étau qui se referme sur les membres, une poigne forte et sournoise qui laisse échapper son prisonnier à chaque pas pour mieux le fatiguer.

            L’autre n’est plus loin.

            Deux coups de fusil claquent sèchement, rageurs.

            Le soleil est mort sur la nuit noire d’encre. On n’y voit plus à trois mètres devant soi. L’eau resserre son étreinte. Le fuyard laisse échapper un râle silencieux. Ses os le lancent comme s’ils allaient se briser. Il tente de se hisser hors du lit, trébuche, retombe dans le flot furieux qui le roule quelques mètres en aval.

            Une caverne béante s’ouvre au-dessus de lui.

            Une caverne, un terrier, un trou de bête élargi par les eaux.

            S’écorchant les mains aux ardoises coupantes, le fuyard grimpe. Des mottes de terre s’effritent sous ses doigts, s’agglutinent en une purée sombre et froide dans ses paumes.

            Enfin, le corps maculé de terre et de sang, il parvient à entrer la tête la première dans l’orifice.            

            Le trou est étroit. Ses épaules peuvent à peine jouer entre les deux parois.   Il rampe dans le noir, et aussitôt sa tête cogne contre le fond du boyau. Il tente de ressortir, en reptations maladroites, s’engluant dans la glaise. Ses mains dérapent, impuissantes, ses jambes glissent sans trouver aucun appui.  De la terre s’effondre sur son visage. Il peut à peine respirer. Il ne peut plus bouger. Il est comme rivé au sol. Alors tout à coup, il panique, oublie qu’on le poursuit, qu’il doit se cacher, il hurle, se débat, déchire sa peau contre les racines rêches, emplit son  nez,   sa bouche, ses oreilles de terre.

            Il est emprisonné. Ses efforts désespérés l’enlisent encore plus dans son linceul mouvant, il étouffe, il halète, cherche l’air comme un poisson  mourant.

            Ses yeux aveuglés s’ouvrent exorbités sur la mort toute proche. Monstrueusement, la terre l’avale, l’engloutit, l’entraîne encore vivant dans sa noirceur. Il tend les bras vers ce qu’il croit être le ciel. Soudain ses doigts, ses mains sentent l’air de la nuit fraîche. Il tire de toutes ses forces, s’arrache à la main glacée qui le tient, et tout à coup l’air éclate à ses poumons.

            Il est vivant.

            Il vomit de peur et de dégoût. Il reste un long moment étendu, immobile, étrange apparition à demi enfoncée dans la terre.

            Que l’air est bon !

            Tout est calme. L’autre a abandonné. Enfin, le fuyard peut se laisser aller à sa fatigue. Ses muscles sont tétanisés. Son corps couvert d’ecchymoses le lance. Il a la tête vrillée par les spasmes de douleur qui le secouent.

          Peu à peu, ses vêtements glacés se figent, le col de son tee-shirt le saisit à la gorge comme une main fantomatique. Il claque des dents, de peur et de froid.  Ne plus bouger !

            Lentement, les ombres envahissent son esprit. Il ferme les yeux.

            Alors seulement il entend les grognements. Il trésaille. L’autre avait laissé un chien !

            La bête rode, reniflant et grondant.

            Elle ne me trouvera pas ! Elle ne doit pas me trouver !

            Il scrute le mur noir de la nuit, cherche en vain à distinguer des formes.

            Soudain, une silhouette énorme et trapue se détache, luisant sous un mince filet de lune. Il croit même apercevoir ses yeux rouges brûlant.

            La bête traverse le torrent, projetant des lames d’eau argentée.

            Le grondement s’approche, comme le souffle d’un brasier.

            Au loin, dans la vallée, une cloche sonne les neuf heures.

            Il veut crier, mais sa voix est muette.

            La bête se redresse. Sa gueule s’ouvre. Ses crocs scintillent sous la    lune.

            Il s’arrache à son refuge, dévale la ravine. Il fuit dans le torrent glacé. En quelques foulées, la bête le rattrape. Il sent un souffle qui siffle comme un serpent au-dessus de sa tête, se retrouve aussitôt plaqué dans l’eau glacée, une douleur fulgurante lui labourant la cuisse.

            Il pousse un hurlement sauvage et se dégage.

            La bête recule, gronde.

            Tout à coup la peur l’a quitté. La mort trop proche suinte à travers chaque pore de sa peau. Il se redresse.

            D’un même élan, la bête et l’homme bondissent. Avec l’énergie du désespoir, il frappe, lance ses poings contre le corps dur et trapu. Il saisit à pleines mains la gueule hérissée. Lentement, il desserre l’étau puissant. Les canines s’enfoncent dans ses paumes. Le sang gicle. Il lutte encore, s’arc-boute contre cette force qui le broie.

            Brusquement, la bête ploie contre l’effort. Alors il lâche prise. Il rive ses mains au cou de l’animal. Il serre, serre encore, au mépris des crocs qui labourent son corps. Il a le goût du sang dans sa bouche. Il serre. La bête trésaille sous sa poigne. Il serre.

            Depuis longtemps maintenant, l’animal ne bouge plus. Le fuyard s’arrache à la contemplation de la masse inerte, s’écarte du corps sans vie.

            Il recule de quelques pas, ivre, et s’écroule.

           

* * *

           

            Dans son sommeil entrecoupé de plaintes, il y a un enfant qui hurle. Les images se mêlent en un brasier couleur de sang, dont chaque flamme est une main tendue vers le ciel. Sa tête résonne des cris de l’enfant.

            Il se réveille en sursaut. Il fait encore nuit. Au loin, une chouette hulule. L’air glacé est plein de bruissements craintifs de feuilles froissées, de frôlement furtifs, qui emprisonnent l’étranger comme dans une carapace.

            Il peut à peine bouger. Une épaisse brume voile son regard. Des élancements sourds partent de sa cuisse lacérée.

            Il rampe tant bien que mal jusqu’au torrent. Il plonge ses mains dans l’eau brûlante de froid. Le sang séché en caillots fond peu à peu. Une longue traînée rouge et poisseuse infeste le courant, vient baigner l’énorme cadavre du chien, en aval.

            Le fuyard reprend peu à peu ses esprits. Il déchire sa chemise, applique le linge humide sur ses plaies. Après quelques tentatives infructueuses, il parvient à se relever. Les jambes flageolantes, il esquisse quelques pas, chute, se hisse sur une large pierre plate. Il s’étend  sur le dos, le coeur battant à tout rompre.

            L’autre attend. Au jour, il viendra voir si son chien m’a tué. Il me trouvera et m’abattra. Je dois quitter cette combe !

            Les mâchoires serrées, il se redresse, saisit une branche flottée et, en s’appuyant sur cette béquille improvisée, parvient à avancer.

            Je dois sortir de là !  

            L’aurore se lève. Déjà, le ciel a rosi. Des nuages en coton moutonnent comme des rouleaux d’écume sur une grève. Dans le calme du jour naissant, on commence à percevoir les reliefs de la combe. C’est un vaste entonnoir. Le pan droit est une haute falaise ocre, le pan gauche un long éboulis crayeux, rongé à sa base par les eaux.

            Le fuyard remonte le cours du ruisseau, cherchant une issue.

            Le paysage est d’une beauté brute, rude, à couper le souffle. D’énormes blocs de pierre gisent de loin en loin. Une chute en dentelle cisaille la roche ; les coulées d’ardoise reposent calment dans leur luisance mate. La voix rocailleuse du torrent couvre tout bruit.

            Il marche, s’arrêtant de temps à autre pour boire. Malgré ses blessures, il est empreint d’un calme, d’une sorte de sérénité fataliste qu’il n’avait pas ressenti depuis longtemps.

            La chance lui sourit : un chemin raviné part du lit, serpente un instant dans les éboulis avant de disparaître dans les pins.

            Il hésite un instant entre fuir au plus vite ou se reposer d’abord un peu. L a montée sera longue et difficile. Il s’assied, perplexe, inspecte ses plaies. Il jette avec dégoût la charpie poisseuse : la croûte arrachée, le sang se remet à couler, épais et presque noir.

            “Merde !”

            Il s’éponge le front, contemple, stupide, sa jambe ensanglantée.

            Soudain une détonation sèche claque de l’autre côté de la ravine. Le fuyard porte ses mains à la tête. Instinctivement, il se laisse tomber à l’abri d’une roche. Deux nouvelles giclées de plomb viennent frapper le sol à quelques pas. La blessure n’est pas profonde mais le sang coule.

            Dans un brouillard rouge, le fuyard tente de rassembler ses idées.

            L’autre l’attendait, à l’affût en haut de la ravine. Il n’a plus qu’à le tirer comme un pigeon !

            La peur le tient, une peur panique, irraisonnée, la folie de la bête aux abois. Traqué ! Traqué comme un chevreuil à la chasse, sans autre ressource que la fuite ! La mort si proche le hante. Il sent déjà son endormante froideur s’insinuer dans ses veines à mesure que son sang s’écoule, l’infester comme un poison.

            L’autre, posté dans la cabane d’où autrefois il tirait les bêtes venues se désaltérer, allume une cigarette, inspire une âcre bouffée sans rien recracher. Il attend calmement son heure. C’est un montagnard aux lignes fortes, au visage torturé par le froid et les abus. Le temps ne lui a laissé que quelques dents jaunâtres. Ses sourcils en épis noircissent son regard bleu, si clair qu’on le dirait aveugle.

            Et derrière son oeil luit la haine.

            La bête toujours vient à l’eau !

            Le fuyard est plaqué contre la  roche, si fort que les aspérités lui rentrent dans la chair.

            S’il sort, c’est la mort.

            S’il reste, c’est la mort, plus lente parce que l’autre devra tôt ou tard descendre dans la combe pour l’achever, mais finira bien par l’avoir.

            Comme il parait jeune ! Ses mains tachées de sang gisent, inertes, presque transparentes.  Sur son visage trop fin et trop lisse, la blessure qui le marque à présent semble avoir été posée par un maquilleur malhabile. Il a le regard bleu, lui aussi, un regard de nouveau-né trop proche de celui de l’autre.

            On pourrait presque les croire parentes, ces deux paires d’yeux, l’une pleine de haine et l’autre de souffrance. 

            Il se sent étrangement lucide, tout à coup. Que faire ? Courage ! La mort, ce n’est qu’un mauvais moment à passer ! Le torrent  indifférent joue sa symphonie nacrée. Sort ! Qu’il te tue, maintenant, et que tout soit fini !

            Maintenant ?

            Pourquoi vouloir vivre à tout prix quelques secondes de plus ?

            De secondes de souffrance, mais vivre, tout de même !

            Il crispe sa main contre la pierre. Il est vide, vide de tout sentiment, vide de toute vie si ce n’est ce coeur insolent qui ne se résigne pas et bat de plus en plus vite.

            Mourir !

            Il prend une grande inspiration, écarquillant les yeux comme un fou, et se jette en avant. Une balle fuse, écorche son bras. Raté ! Il zigzague vers le chemin. La douleur l’a quitté. Nouvelle détonation. La balle se loge avec un bruit mat dans un vieux tronc gémissant. Il court.

            Là-haut, l’autre recharge son arme en jurant, jette rageusement les deux douilles vides.

            Il fuit. Le petit bois qui danse devant lui n’est plus qu’à une éternité. Les balles labourent le sol, déchirent l’air autour de lui. Il ne l’aura pas !

            Il disparaît dans les fourrés épais. Il court encore, hors de souffle. Il tombe à plat ventre sous l’ombre des pins. Il ne peut plus bouger.

            Il attend : la mort ne vient pas.

            L’homme au fusil a dû abandonner.

           

            Alors seulement il sent le trou dans son épaule, juste au-dessus du coeur. La balle qui l’a fait tomber est ressortie pour frapper, loin devant, un pin qui somme toute n’avait rien demandé.

            Le sang pisse ; il est mort.

 

 

* * *

 

            Une voix chantonne dans la brume. Une voix claire, cristalline, une voix de fée venue d’ailleurs. Il ouvre les yeux. Sous son nez, une coccinelle joue avec un pissenlit. Il sourit, souffle doucement sur l’insecte qui bat des ailes et s’envole. La fée chantonne toujours. Il la voit, soudain, marchant en contrebas.

            Ce n’est ni une fée, ni Blanche-Neige et ses sept nains par ailleurs, mais une randonneuse qui n’a pas l’air rassurée toute seule en pleine forêt.

            Il se dresse sur un coude, grimace de douleur. Son sang s’est épanché et le laisse sans force. Il trouve encore le courage d’appeler. Un brouillard épais noie son regard. Il s’effondre à nouveau.

            La fille entend un gémissement, qui semble provenir du bosquet en dessus d’elle. Elle sursaute. Elle hésite, puis gravit le petit tertre.

            “ Mon Dieu !”

 

            Il n’est pas beau à voir.

            La fille recule de quelques pas, prête à s’enfuir. Elle porte ses deux poings à sa bouche pour s’empêcher de crier.

            “ Putain !”

            Découvrir un cadavre à moitié mort en pleine montagne n’est pas ce qu’il y a de plus réjouissant.

            Il ne bouge plus. Avec précipitation, elle sort une bouteille d’alcool de son sac, s’agenouille devant lui et nettoie ses plaies. Sous la brûlure, il rouvre les yeux.

            Elle arrête son geste, surprise par la lueur fauve qui a traversé le regard bleu.    

            “ Calme-toi...”

            Elle le panse avec des bouts de mouchoir, dénoue son écharpe qu’elle enroule autour du torse du blessé, là où la balle a frappé.

            Il s’est endormi, confiant enfin.

            Elle s’éponge le front. Elle fouille dans son sac, en tire son portable. Elle a un rire nerveux. Pas de réseau ! Elle balance au loin ce connard et ses puces électroniques qui ne marchent jamais quand on en a besoin, et s’assoit à côté du blessé. Pourquoi lui a-t-on tiré dessus ? Pourquoi a-t-on voulu la mort d’un homme si jeune, au regard si bleu ? Ses yeux se perdent dans le lointain.

            “Pourquoi ?”

            Elle a parlé à voix haute. Il cligne des paupières. Il tente de se relever, y parvient enfin, chancelant, malgré la brume qui envahit son cerveau. Elle lui tend une barre de céréales et quelques cubes de sucre, qu’il avale aussitôt. Cela fait deux jours qu’il n’a rien avalé.

            “Attends, je vais te chercher de l’eau.”

            Elle prend sa gourde, se dirige vers le ruisseau. Elle s’accroupit devant l’eau cristalline. Soudain, relevant la tête, elle aperçoit deux jambes. Devant elle se dresse un homme, un homme fou aux poings crispés sur son fusil. Il ne semble pas la voir. Il épaule, lentement, vise le fuyard qui ne l’a pas encore aperçu.

            “Non !”

         Elle se jette dans les jambes de l’homme. Le coup part en plein ciel. L’homme trébuche, déséquilibré, tombe dans la ravine où sa tête cogne contre une pierre. La fille se relève, hébétée. En bas, l’autre ne bouge plus.

            Elle secoue la tête, comme pour nier qu’elle l’a tué. Elle court jusqu’au fuyard qui passe un bras au-dessus de son épaule, et ils descendent la piste vers la vallée.

 

 

* * *

 

            Ils marchent depuis quelques minutes, à présent. Ils se dirigent vers le village, à une dizaine de kilomètres, en bas. Vu des hauteurs, il semble posé sur les alpages, en petites touches aquarelles sur fond vert. Au loin, serpente le ruban bleu gris de la vallée. Les cloches des vaches qui paissent sur l’autre versant tintinnabulent gaiement dans l’air sec.

            Il sent le corps ferme et chaud de la fille contre le sien, qui ondule au fil des cahots. Il se tait, ému. Elle lève les yeux, se trouble légèrement.

            “Pourquoi voulait-il te tuer ?

            - Pardon ?

            - Pourquoi ? Pourquoi t’a-t-il tiré dessus, pourquoi je l’ai poussé dans ce putain de ravin, pourquoi j’ai décidé de me balader dans cette saloperie de montagne ?” S’énerve-t-elle.

            La colère lui va bien. Elle assombrit son regard bleu, fait ressortir ses cheveux corbeau, tressaillir sa poitrine. Il sourit.

            “Pourquoi te traque-t-on ?” demande-t-elle plus doucement.

            Il hésite encore, se perd dans l’enfer ou le ciel de ces yeux bleus qui l’implorent, de cette moue gamine qui le fait chavirer. Briser un moment pareil ?

 

 

* * *

 

 

            Le village est proche, à présent. C’est un de ces villages de montagne lugubre une fois que les derniers vacanciers l’ont quitté. Les chalets rénovés aux volets clos jouxtent les ruines sans âmes, aux toitures éventrées dont les poutres torturées tendent comme des bras vers le ciel.  Un Christ rouillé regarde, absent, les quelques épis fanés qui fleurissent sa croix. Aucun poteau de bois ou de fer n’a poussé par ici : le village est totalement isolé, seulement relié à la vallée par la route vertigineuse qui s’élance vers le vide. Ils retiennent leur souffle, envahis par une angoisse indéfinissable.

            Le temps se suspend. Un vent sifflant s’insinue entre les tombes du petit cimetière envahi par les ronces.

            “Ma voiture est au bas du village !”

            Ils hâtent le pas, saisis par une angoisse sourde.

            Rien ne bouge.

            La Punto est là, quelques virages en dessous.

            Elle lui sourit.

            “Dans deux minutes, on sera loin.”

            Soudain, une formidable détonation secoue l’air. La Fiat s’embrase d’un coup, lâchant une fumée âcre et noire dans l’azur.

            “Vite !”

            Ils se précipitent vers un vieux chalet. D’un coup de pied, elle défonce la porte vermoulue. Ils se jettent à l’intérieur. Deux balles viennent fracasser le linteau. Ils poussent une lourde armoire devant l’orifice. Des balles fusent, brisant les vitres sales, s’enfonçant dans les boiseries.

            Elle crie, en proie à une folle panique.

            “Comment peut-il être là ! Il était mort !”

            Le fuyard arpente la pièce, courbé pour éviter les projectiles. Elle tourne vers lui son visage noyé de larmes.

            “Pourquoi veut-il te tuer ?”

            Il ouvre une vieille malle : au fond repose un fusil de chasse, emmitouflé dans un tee-shirt plein de cambouis, et quelques cartouches. Une balle fuse au-dessus de sa tête, frappe un poste de radio qui tombe sur le sol. La musique, trop forte, discordante, emplit soudain la pièce.

            Il s’élance vers la fenêtre, le fusil à la main.

            Un nouveau coup de feu claque. Il se lève brusquement, riposte. L’autre s’est embusqué dans une ruine, en contrebas, après avoir mis le feu à la voiture.

            La sono gueule dans le ciel qui n’entend plus rien.

            Hello, hello...

            Les coups de feu ponctuent les cris de Bono. La fumée a envahi la pièce. L’odeur de la poudre se répand partout, âcre dans les gorges, les poumons, les boyaux, une atroce odeur d’oeuf pourri, à en vomir.

            Il tire, recharge, les mâchoires serrées. Il ne sent plus ses blessures. Il se bat pour vivre, obstinément.

            Hello, hello...

            Le sang, la fumée, la musique hurlante, tout se mêle en un tourbillon étourdissant, qui chuinte aux oreilles comme la faux de la mort.

            Hello, hello...  

            Une balle vient fracasser le poste qui se tait brusquement. Les coups de feu cessent. Le silence prend possession de la pièce, obsédant. La faible lueur des braises mourant dans la cheminée donne aux chaises des allures de spectres. La vieille table trône, hiératique, au centre de la salle. Son manteau poli par les ans luit calmement, placide et indifférent. Deux longues étagères parcourent les murs. Elles plient sous une multitude de bocaux, de fioles étranges, de bouteilles de verre vert qui renvoient une lumière glauque, borgiaque, comme un regard d’empoisonneur. Ils s’approchent et voient, à l’intérieur des bocaux, des serpents morts qui se désagrègent en liquides visqueux, des plantes mordorées qui enserrent de leurs bras décharnés de petites baies, des morceaux de viande, des cailloux de torrent. Tout cela exhale une atroce odeur de gnole et de bois pourri. Une horrible collection de liqueurs, de remèdes de rebouteux, peut-être même de poisons. Et au-dessus, clouée au mur, grimace la hure empaillée d’un sanglier, l’oeil de verre étincelant, le mufle ensanglanté de peinture rouge.

            C’est alors qu’ils l’entendent. Ce n’est qu’un grattement sec sur la porte de derrière, puis des pas furtifs  sur les dalles du couloir, un souffle  sourd et haletant.

            Elle se tourne vers lui. Elle est blanche de peur et parvient à peine à desserrer les lèvres. 

            “ Il arrive !”

            Brusquement la porte du fond s’ouvre.

            Et l’autre apparaît, riant d’un rire d’enfer, un gros caillot de sang barrant son large front. Le fuyard se jette sur la porte, la repousse violemment. L’autre tente encore d’entrer, se presse contre le manteau, passe ses deux mains crispées par l’ouverture. Il agrippe le bras de la fille qui s’est approchée. Elle hurle ! Elle arrache du mur un porte-manteau, une large plaque de bois sur laquelle sont cloués des défenses de sanglier. Elle frappe de toutes ses forces contre les deux serres jaunes qui la tiennent. De l’autre côté de la cloison, l’autre pousse un cri de surprise et de douleur. Les défenses se sont enfoncées dans l’avant-bras, et cassées nettes avant de ressortir.

            Ils profitent de ce que l’autre recule pour claquer la porte. Un long hurlement leur parvient.

            Sur la gauche, juste à côté de la clenche, pendent deux phalanges sectionnées.

            Saisis d’une peur panique, ils tournent la clef dans la serrure, attrapent le vieux fusil et quelques cartouches, et fuient, fuient à travers les ombres du crépuscule.

            Le soleil est mort dans une mare de sang. Le bleu du soir prend possession de la montagne. Ils courent sur la route cabossée qui mène vers la vallée. Pour se mettre à couvert, ils empruntent une sente jonchée de pommes de pins qui roulent à chaque pas.

            Au bord de la crise de nerfs, elle se laisse tomber sur le sol, et se met à pleurer, à petits sanglots, lentement, sans bruit.

            Doucement, il la prend fragile dans ses bras et la porte à travers les pins, avec les précautions d’un emballeur de porcelaine.

            La nuit s’est installée.

            L’étrange silhouette des deux corps enlacés fuit encore de quelques pas illusoires et soudain s’affaisse, endormie, sur le parterre d’épines.

 

 

* * *

 

            Quand le fuyard se réveilla, au matin du troisième jour, le visage perdu dans les cheveux fous de sa compagne, il se sentit étonnement calme, apaisé. Elle reposait calme et confiante, abandonnée.

            Il se leva, frémit de ses courbatures et de ses blessures. La perte de sang, sa faiblesse extrême lui donnaient une sensation étrange, enivrante.

            Il fit quelques pas vers le précipice qui plongeait vers la vallée, juste en dessous.

            Elle se réveillait peu à peu, prise encore par le sommeil.

            Il s’assit à même le sol glacé, au bord du ciel infini qui s’ouvrait devant lui.

            “Pourquoi ?”

            C’était presque un murmure, une plainte.

            Alors il parla, le regard perdu dans l’immensité de la montagne.

            “Je vivais dans une grande maison grise, avec des hommes en blanc. Je n’avais pas le droit de sortir. Plusieurs fois par jour, un gros homme barbu me plantait des seringues dans les veines. Il avait un sourire fou qui flottait sur ses lèvres. J’avais peur des seringues. J’ai peur quand l’aiguille perce la peau comme un fruit trop gonflé, quand je la sens glisser dans mon bras, dans mes veines. J’ai si peur que j’en claque des dents, et ça le faisait rire, l’homme au sourire fou. Il enfonçait ses seringues et il riait, et j’avais peur. Oh ! L’angoisse qui me tenait alors !

            Alors un jour, je l’ai tué.

            J’ai saisi un scalpel, et j’ai tranché sous la gorge. Il a cessé de rire. J’ai couru vers la porte. Une femme a hurlé en voyant mes mains ruisselantes de sang.  J’ai couru. Dehors, il y avait la montagne devant moi.

            J’ai couru. J’ai suivi la route qui monte jusqu’ici. C’était le soir. J’ai passé la nuit dehors, à pleurer.

            Au matin, je ne me souvenais plus de rien. J’ai encore marché et je me suis trouvé devant ce village, mort de fatigue. Un enfant jouait devant une fontaine. Quand il m’a vu, il a ri.”

            Ses yeux étaient rivés à la montagne. Les mâchoires serrées, les poings crispés, il parlait, et rien au monde ne semblait pouvoir l’arrêter.

            Elle, gisait prostrée, les doigts enfoncés dans la terre dure. Deux longs fils de larmes glissaient le long de ses joues, sans bruit.

            “Tais-toi.”

            Il continua.

            “Il a ri. Il a ri à gorge déployée, sans peur, de me voir si sale et si hirsute. Il a ri du rire de l’homme barbu, il a ri de moi, et son rire fusait dans le froid du matin.

            Alors j’ai voulu qu’il cesse. Je me suis approché, j’ai tendu la main, et il s’est tu, et il a crié. J’ai hurlé à mon tour : Arrête-toi ! Mais il a continué, il a crié, encore, alors que ma tête résonnait et que tout me revenait, l’homme en blanc, le sang de sa gorge, tout !

            Alors je l’ai serré, serré pour qu’il se taise, jusqu’à ce qu’il ne bouge plus. Je me suis relevé, et je me suis caché au coin de la rue. L’autre est venu. Il s’est penché sur l’enfant. Il l’a bercé longtemps entre ses bras, en pleurant. Puis il a dressé la tête. J’ai croisé la haine de son regard.

            Il a sifflé ses chiens ;

            Et j’ai couru.”

            Il tourna vers elle son visage bouleversé.

            “Est-on libre quand on agit mal ? J’ai fui, la peur au ventre, quand j’aurais dû crever pour ce que j’ai fait ! L’homme ne fuit-il pas toujours ses actes ? Ne fuit-on pas chaque jour un peu plus nos lâchetés ?”

            Il la dévisagea intensément.

            “ Pardonne-moi.”

            Elle détourna la tête, les dents serrées.

            Il se leva, marcha comme un automate vers la forêt.

            Par la petite sente montait l’Autre, avec sur ses talons son dernier chien. Son bras ensanglanté pendait à son côté. De l’autre, il tenait fermement son lourd fusil.

            Le Fuyard s’arrêta brusquement. La mort à nouveau proche le saisit à la gorge. Il commença à courir dans la pente, dérapant sur les pierres.

            Un coup de feu claqua.

            Le Fuyard porta ses mains à son coeur.

            Au centre de sa poitrine s’épanouissait en fleur son sang qui s’échappait, doucement, et avec lui la vie.

            Il s’effondra de tout son long sur la terre gelée.

            Quelques pas au-dessus de lui, le vieux  fusil fumant à la main, elle fixait l’horizon, sans âme, comme si plus rien ne devait exister.

 

Le fuyard, Sarah, Maman, Épilogue

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Mise à jour ; 12 mars  2005   Copyright © 2004, Les éditions Mélonic