Essai-5002-2

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Essai de Rudi Dissler, France

 

MIROIRS

Le fuyard, Sarah, Maman, Épilogue

 

Sarah

             

“La femme d’Abraham, Saraï, ne lui avait pas donné d’enfants...”

 

(Genèse, 16)

 

 (Ces événements se sont passés trois mois avant ceux du Fuyard).

 

            Emile est un sucre.

            Emile est mignon.

            Emile est même beau.

            Emile est intelligent.

            Emile est gentil.

            Emile est mon mari.

            Ballade enfantine !

            Tout à l’heure, Emile rentrera de son travail.

            Il garera de main de maître son superbe cabriolet devant notre grande baraque, claquera la portière, et, impeccable, gravira les marches de l’imposant escalier de pierre avec l’aisance d’un lord anglais.

            Il m’embrassera comme il le fait toujours, avec cette sensualité gourmande qui toujours m’a fait tressaillir.

            Puis il s’installera devant son portable et écrira. Je regarderai ses doigts jouer sur le clavier comme ceux d’un pianiste sur l’ivoire, je verrai son front trop beau se fermer sur le mystère de ces pensées si belles que je voudrais tant percer. Il se sentira épié et tournera la tête.

            Sourire.

            De nouveau ses yeux se poseront sur l’écran, et le crépitement des touches en staccatos recommencera. De temps à autres son doigt restera en suspens, avant de s’abattre et d’imbriquer les lettres dans leur étrange mélodie - tic - tac - tic - tac.

            Je m’assiérai sur le canapé et prendrai la plume.

            Les mots ne viendront pas.

            Je n’ai jamais su écrire aussi bien que lui.

            Il cessera de taper, s’approchera sans bruit pour ne pas me déranger et me considérera du coin de l’oeil, amusé. Il aime me voir écrire, il aime me voir peindre, il aime me voir créer. Et pourtant ! Peut-on appeler créations ces maigres créatures trop pauvres qui s’alignent avec lourdeur sur ma feuille, comme des voitures lors d’un embouteillage ?

            Emile, lui, est doué. Il est comme un magicien. Tout ce qu’il touche semble vivre d’un souffle neuf.

            Sauf moi.

            Sauf les êtres qu’il étouffe à force de perfection.

            Il le sait et il en est triste.

            ... Je monterai les quelques marches de l’escalier blanc qui mène au second.

            Je me baignerai longtemps puis me glisserai dans les draps frais.

            Il montera à son tour.

            J’entendrai ses pas dans l’escalier, sur le linoléum du couloir, sur le carrelage de la chambre.

            Je serai allongée sur le ventre et rêveuse soudain, envahie par le bruissement de l’eau, par la bise dehors, par quelques branches froissée, les battements de mon coeur calme, les mouvements simples de mon Amour.

            La lumière s’éteindra.

            Et tout recommencera.

 

            Cela, je ne veux plus le vivre.

            Changer ! Briser cette existence qui m’emprisonne chaque jour un peu plus !

            Briser Emile avant de n’être plus qu’un pauvre pantin laissé dans l’ombre.

            Tuer Emile !

            Rien n’est plus beau que la mort !

 

* * *

 

            Sarah quitta la vitre embuée sur laquelle elle appuyait son front.

            Elle s’assit pensive, dans son fauteuil carmin. Elle pianota distraitement sur l’accoudoir en velours.

            Tuer Emile.

            Pourquoi le tuer ? J’ai épousé la perfection faite homme !

            Cela je ne peux plus le supporter.

            Il est si gentil avec moi !

            Trop gentil.

            Assassiner son mari par simple jalousie ?

            Plus que de la jalousie. La perfection ne doit pas exister à ton côté. Tue-le avant de brûler tes ailes à sa lumière !

            Il est si gentil avec moi !

            Depuis que tu vis avec lui, tu n’écris plus, tu ne peins plus, tu ne peux plus créer. Tu meurs !

            Tuer Emile ? Jamais !

            Le crois-tu si parfait ? Ne vois-tu pas que chaque geste qu’il esquisse, chaque parole qu’il esquisse, chaque parole qu’il susurre n’est que pour te rabaisser ?

            C’est injuste !

            Tue-le !

 

* * *

 

            Emile garera son cabriolet prés de ma Punto. Il gravira les marches, poussera la porte, entrera dans le hall. Il n’y aura personne. Il appellera. Personne. Personne au salon, ni à la cuisine. Alors il montera à l’étage, un peu inquiet.

            Un rai de lumière filtrera sous la porte de la chambre.

 

* * *

 

            Sarah descendit quatre à quatre l’abrupt escalier qui menait à la cave.

            Le néon papillonna, incertain, avant d’éclairer brusquement la pièce de sa lumière fantomatique.

            Une collection de vieux outils trônait sur un établi. Sarah saisit une faucille un peu rouillée, la soupesa, fendit l’air une ou deux fois.

            Et si je le ratais ? Et si je le blessais seulement ? Et s’il parvenait à me prendre mon arme ?

            A côté d’un vieux sac étaient posés sept pièges à loup.

            Emile les avait acquis un an auparavant lors d’un vide-grenier.

            Il a toujours aimé les vieux objets !

            Il va être servi.

 

* * *

 

            Le soleil a disparu mais il fait encore jour. Les champs de blé ont pris une teinte orangée. La Normandie repose en ce soir d’été.

            Je me suis glissée dans le lit frais. Je feuillette distraitement Madame Bovary.

            J’ai l’oreille aux aguets.

            Il arrivera dans une demi-heure.

 

* * *

 

            Les pièges à loup luisent sur le sol. Je sens le froid de la faucille glissée contre ma cuisse. Le réveil joue en cadence le temps qui s’écoule - tic -tac -tic - tac.

            Les minutes passent.

            Il n’est toujours pas là.

 

* * *

 

            Madame Bovary gît à l’autre bout de la pièce.

            Il n’est toujours pas là.

            Il devrait être rentré depuis une heure déjà !

            Et s’il s’était tué ?

            La pièce s’est emplie des bruissements de la nuit. L’angoisse me ronge. J’ai serré si fort le manche de la faucille qu’il a laissé une trace rouge qui ne s’en va plus, dans ma main.

            Le temps passe.

            Lentement le bleu s’empare du ciel. Les champs de blé ne sont plus qu’une masse noire et hérissée sous la lune.

            Le temps passe.

            Téléphone ! La sonnerie a vrillé le silence. Je sursaute. Je me précipite, sautille maladroitement entre les pièges à loup, dévale l’escalier, parvient enfin au combiné.

            (Voix suave)

            “Ici la société de dératisation Un Bon Rat Est Un Rat Mort. Nous vous proposons une visite à moitié-prix si...”

            Je crois que j’ai un peu injurié la standardiste avant de raccrocher.

            J’ai glissé à côté du téléphone et me suis recroquevillée prés du meuble.

 

* * *

 

            Il n’est toujours pas là.

            Oh ! Que ces aiguilles cessent leur ballet démoniaque sur le cadran de cette pendule ! Que cette nuit folle qui n’en finit pas s’éloigne enfin !

            Qu’il vienne !

            A nouveau la sonnerie retentit.

            Emile !

            “ Allô Chérie ? Je serai en retard. Il y a eu un accident sur l’autoroute. Je serai là dans trente minutes. Je t’aime. A tout à l’heure.”

            Tremblante,  je remonte à la chambre. Je n’ai pas dit un mot. J’enjambe les pièges et me recouche.

 

* * *

 

            Les pneus de la voiture crissent sur le gravier de la cour.

            Une portière claque.

            “Sarah ?”

            Des pas dans le hall.

            Un manteau jeté sur le canapé.

            “Sarah ?”

            Ne pas répondre. Serrer encore plus fort le manche de la faucille.

            “Sarah ?”

            Il gravit l’escalier, à présent.

            Des pas dans le couloir.

            “Sarah ?”

            Il s’approche. Il s’approche. Il va pousser la porte !

           

            Lentement la porte pivote, grince sur ses mauvais gonds. Emile apparaît.

            Qu’il a l’air fatigué !

            “Tout va bien ? Tu as l’air toute retournée !”

            Il s’avance.

            Je le regarde fixement, comme si j’avais vu la mort.

            Il a passé les sept pièges à loup sans en toucher un seul.

            Il ne les a même pas vus.

            Je crois que j’ai crié. J’ai bondi sur lui. La faucille a sifflé deux fois en l’air avant de retomber rouge de sang sur le carrelage.

            Il a tourné sur lui-même et s’est affalé de tout son long sur le sol.

            Sa tête a frappé un piège qui s’est refermé avec un bruit mat.

            Maintenant il gît sans vie au milieu de son sang.

 

* * *

 

            Le miroir me renvoie mon image. J’ai les traits tirés mais je suis belle encore.

            Emile est un sucre.

            Emile est beau.

            Emile est intelligent.

            Emile est mort.

           

            La cabriolet a glissé en un clapotis dérisoire dans la vase de l’étang.

            Emile a disparu.

            Ce soir, j’ai écrit un poème.

 

* * *

 

            Les deux longs mois d’enquête n’ont pas abouti. On n’a pas retrouvé le corps d’Emile.

            J’ai vendu la maison.

            J’irai refaire ma vie dans la paix de la montagne, en Savoie par exemple.

            J’irai marcher sur ces crêtes vierges qui dominent le monde.

            Je me saoulerai de rêve et d’infini.

            Adieu Emile.

            Je ne te regretterai pas.

           

Le fuyard, Sarah, Maman, Épilogue

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Mise à jour ; 12 mars  2005   Copyright © 2004, Les éditions Mélonic